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Quand une minute est une année

Evacuation en vol : deux cas d’espèces

Prologue : fin 2009…

Les subprimes américaines sont tombées sur l’Europe comme un nuage de criquets sur une maigre culture africaine. La France est en crise, sinon en récession et après des années d’endettement, il faut se résoudre à la plus énergique des potions : des économies drastiques partout et à commencer par ce qui fait le moins mal, c’est-à-dire sur les dépenses militaires. Au ministère de la Défense, qui a la charge du prochain Livre Blanc, le mot d’ordre savant et néanmoins brutal est : réduction du « format » des armées !

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Réduction du format des Armées … !

Dans l’Armée de l’Air, les Escadres ayant déjà fait les frais d’une réorganisation, c’est à l’échelon immédiatement inférieur qu’il faut s’attaquer… Et c’est ainsi qu’est prononcée la dissolution de mon ancien Escadron, le 1/4 Dauphiné qui tire sa révérence le 26 juin 2010.
En pareille circonstance c’est l’officier Traditions qui tient la vedette tandis que le commandant d’unité se charge des basses œuvres, la triste « liquidation » de son unité. Il aurait été, dans la Marine Nationale, l’homme dont la casquette est la dernière à flotter sur la mer lorsque tout a disparu !
On verra plus tard qu’à l’approche de la date fatidique, une ultime mesure d’économie aura été appliquée à ce malheureux escadron : le Lt-Colonel Le Saint, l’officier traditions, qui était aussi le second de l’escadron, en prendra le commandement, cumulant ainsi les deux fonctions sous une seule solde !

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Vue du 4-AD, exposé le 29 juin 2010 à Luxeuil St-Sauveur

Une unité comme le Dauphiné dont le passé guerrier et les états de service sont exceptionnels ne saurait disparaître sans roulements de tambour et sans faire appel au ban et à l’arrière-ban. Deux cérémonies sont prévues : l’officielle à l’adresse des hauts responsables, avec prise d’arme et allocutions, et l’autre plus intime, sous la forme d’une journée Portes Ouvertes, où jeunes et anciens auront une ultime occasion d’échanger leurs souvenirs … A cette occasion, une plaquette doit être éditée qui retracera l’histoire du Dauphiné et rassemblera tous les témoignages de ceux qui ont quelque haut fait à rapporter…

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Les trois escadrilles du 1/4 Dauphiné en 2010: SPA 37, SPA 81, SPA 92.

Tandis que j’ai déjà pris la plume pour mon court passage de 1959-61 à Bremgarten puis à Luxeuil, un autre témoin de cette époque, lui aussi contributeur, me rappelle que je fus victime en juillet 1961, d’une collision en vol et que j’ai obligation d’en faire le récit. Plusieurs accidents graves ayant marqué cette période, pour éviter la longue litanie un peu ennuyeuse qui pouvait en résulter pour notre plaquette, j’avais choisi de m’en tenir à une simple évocation.

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Ce 2000N est au 1/4 malgré son code 4-CA : le ‘clébard’ en atteste !

Mais voici que, sur le web, je tombe sur le rapport détaillé de l’accident d’un SR-71 américain survenu en 1968 lors d’un essai en vol à 78 000 pieds et à plus de Mach 3. Les circonstances en étaient exceptionnelles, et en raison inverse de celles de ma banale aventure. Je fus cependant frappé par la similitude de nos deux exploits : hormis le fait qu’il s’agissait du plus prestigieux des avions de l’époque, d’un vol d’essai à hautes performances et que l’équipage se composait d’un pilote d’essai émérite et d’un ingénieur, une fois à l’air libre, lui dans la stratosphère, moi à hauteur de la tropopause, nous étions tous deux devant la même alternative : vaincre ou mourir. Je vis là égoïstement, l’opportunité de rehausser ma propre histoire en la comparant séquence par séquence avec celle de mon prestigieux homologue.

Un SR-71A du 9è SRW de Beale ravitaille sur un KC-135 spécial, le modèle Q
Un SR-71A du 9è SRW de Beale ravitaille sur un KC-135 spécial, le modèle Q

Chemin faisant, je dois avouer avoir aussi pris plaisir à m’aligner sur Jour de Fête de Jacques Tati – en donnant à comparer le luxe des moyens américains à notre pathétique indigence de l’époque…  En revanche, je ne remercierai jamais assez Bill Weaver de m’avoir obligé, par le sérieux de son rapport, à faire moi aussi un travail de mémoire, non moins sérieux, sur une aventure vieille de cinquante ans, pour tenir honorablement la comparaison. Le résultat obtenu ne pouvant bien entendu s’intégrer dans la plaquette du Dauphiné, j‘en ai donc fait le récit distinct que voicib…

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Jean Merlet, devant un  F-84F du 1/11 en 1957

Les circonstances des deux accidents

Bill Weaver, chef pilote d’essai chez Lockheed, avait la lourde tâche de conduire le programme d’expérimentation du SR-71 Blackbird, un grand biréacteur destiné à une unique mission : la reconnaissance stratégique. Son vol est un vol d’essai avec un programme bien défini qui doit propulser la machine à Mach 3,18 et 78.800 ft. Jim Zwayer, spécialiste des essais en vol, l’accompagne. L’avion est complexe et le vol trisonique exige une technologie très avancée pour l’époque (1966) sur le contrôle de l’écoulement de l’air dans la veine d’air aboutissant aux moteurs. Nous n’entrerons pas dans le détail des séquences et des techniques pour se focaliser essentiellement sur la suite des événements.

Auto-portrait de Brian, pilote de Blackbird
Auto-portrait de Brian, pilote de Blackbird

Ce jour-là (25 janvier 1966), cela ne se passe pas bien : positionné sur la trajectoire à la vitesse requise, le pilote entame un virage à droite qui provoque instantanément une perte de poussée sur le moteur droit et les désagréments subis par l’équipage sont ceux d’un « déraillement de train »v… puis c’est tout le SR-71 qui se désintègre. Bill se retrouve dans un état cotonneux et décide « qu’il est impossible qu’il ait survécu à ce qui vient de se produire et qu’il est donc mort » et comme il éprouve une sorte de détachement euphorique, il pense « qu’être mort n’est pas si mal après tout » . En effet, à 78.800 pieds et Mach 3,18, « les chances de survivre à une éjection ne sont pas très bonnes » se disait-il à froid, avant d’en arriver à l’accident. Et pourtant en recouvrant peu à peu ses esprits, il « réalise qu’il n’est pas mort » et entreprend alors un état des lieux…

*

Quatre ans et demi auparavant, dans le ciel de Lorraine du côté de Lunéville, je pilote un F-84F Thunderstreak de la 4ème escadre de chasse basée à Luxeuil St-Sauveur. Le F-84F est un chasseur-bombardier standard des forces de l’OTAN, du moins en Europe. Supersonique en piqué accentué à condition de partir d’assez haut, et de performances sensiblement comparables à celles de ses concurrents français et étrangers : Mystère IV, Sabre Orenda, Hawker Hunter. Sa conception est celle des premiers supersoniques de l’après guerre et en 1961, on peut le classer comme « défini perfectible » .
Perfectible, il le sera encore jusqu’en 1967 au moins, mais l’était-il dans les faits au moment où Lockheed dépensait sans compter pour la mise au point de son Blackbird ? En attendant, on « s’éclatait sur nos F » dans des missions sérieuses de préparation au prochain conflit imposées par notre appartenance à l’OTAN et aussi dans des vols d’entraînement dont l’objectif plus terre à terre était de former les jeunes pilotes et de les hisser jusqu’au niveau du chef de patrouille.

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Un détachement de ‘Streak du 1/4 en 1960 à Boufarik

Et justement, fraîchement breveté depuis le 14 juin dernier, je décolle ce 12 juillet 1961 dans un dispositif de 10 appareils (le nombre nécessaire pour l’épreuve d’interception) comme leader d’une patrouille légère dans le rôle du plastron. Mon équipier est le sergent Euzenot, jeune pilote, arrivé depuis peu à l’escadron donc encore novice. Une patrouille simple doit assurer notre protection contre 4 intercepteurs qui tenteront de nous abattre à trois reprises. Je suis le bombardier qui garde son cap imperturbablement et qui doit compter sur ses seuls défenseurs pour survivre. Bien entendu, l’attaquant au fil des missions d’entraînement finira bien par acquérir le savoir-faire et je dois donc, non seulement accepter, mais souhaiter ma condamnation pour que l’escadre puisse compter un nouveau chef de patrouille.

F-84F 1960 4-SA
Décollage JATO d’un F-84F du 1/4, en 1960

Je m’installe donc à mon cap et tout au long de ce vol monotone, remercie le ciel de n’être qu’un bombardier d’occasion ! Pour moi, les choses sérieuses commencent dès que j’entends l’annonce « Mission terminée – liberté de manoeuvre » . J’ai à peine entamé ma charge de pétrole et n’ai donc pas priorité pour atterrir.
Mission terminée, c’est en fait pour moi le signal convenu pour en commencer une autre qui va me permettre de me recadrer dans mon rôle de chasseur.
– « Boxcar de rouge leader, à votre disposition pour exercice d’interception sur objectifs d’opportunité »
– « Bien reçu, prenez le cap nord, IFF mode 1 »
– « Rouge 2, formation de surveillance à droite »

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RF-101C Voodoo (ici en août 1978 à Meridian NAS)

Avec les Français de Metz, Nancy, Reims, Strasbourg, Dijon, Saint-Dizier, Lahr, Luxeuil, Colmar et Strasbourg, les Canadiens de Grostenquin, Solingen, les américains de Chaumont, Toul, Vatry, Bitburg, Phalsbourg, etc, le ciel de ce secteur est sillonné en tous sens, à toutes altitudes par toutes sortes d’appareils. Il ne se passe pas beaucoup de temps avant de recevoir l’appel de Boxcar :
– « Deux Voodoo pour vous à 2 heures, 20 nautiques, altitude 42 000 pieds. Prenez cap 040 » .

Ils sont encore loin devant nous mais prenables en forçant un peu sur le régime. Ces avions étaient capables de Mach 1,45, mais croisaient à des vitesses comparables aux nôtres. Ils pouvaient prendre le large et nous échapper aisément mais les pilotes US avaient la réputation – et sans doute la consigne – de ne pas répondre aux provocations et gardaient leur cap sans broncher.
Après un certain temps de poursuite, j’annonce « Visuel » sur l’un des avions, mais tardivement car il est devant sur ma droite, entre nous deux. Je ne vois pas le second avion.
– « Rouge 2, formation de combat à gauche » .
– …
De front et un peu au-dessus, je le vois basculer vers moi pour venir se mettre en place à 100 m dans mes 8 heures.
J’ai juste le temps de me mettre en position de tir et filmer la passe. Je m’applique et ne vois plus rien d’autre que ce Voodoo coincé entre les diamants du collimateur. J’appuie sur la commande de la cinémitrailleuse et…

F-84F armé de roquettes US, en 1960
F-84F armé de roquettes US, en 1960

… Boum !

Un choc violent à l’arrière éjecte brutalement l’avion de sa trajectoire et me fait basculer vers l’avant (1). Cela s’est passé dans un silence feutré surprenant et me voilà pendu dans les bretelles le nez vers le sol, complètement abasourdi et ne comprenant rien à ce qui m’arrive. Mais je n’ai pas perdu connaissance et une pensée fulgurante me traverse l’esprit : tu n’as pas vu le deuxième Voodoo et cela pourrait bien être une collision … et un casus belli avec l’US Air Force.

Mais pour l’heure, je suis encore ficelé dans ma cabine et dégringole vers le sol en tournoyant dans tous les sens. Je ne ressens plus rien dans le manche, tout est trouble et je n’arrive pas à déchiffrer l’altimètre, d’autant moins que je suis balloté par les mouvements de l’avion. Il semble qu’il n’y ait pas grand-chose à faire d’autre que de quitter le bord. Mais, je suis parti de très haut, du côté de la tropopause, l’oxygène est rare et dehors, c’est de l’ordre de 55° en-dessous de zéro qu’il doit faire. Si par malheur, le parachute s’ouvre tout de suite dans un air raréfié, je risque un choc à l’ouverture violent et dangereux, une rupture de la voilure, une descente trop longue pour la petite bouteille de secours attachée à mon harnais et l’assurance de finir gelé. La cabine me protège encore de tous ces malheurs, je décide donc d’y rester. J’espère arriver à lire l’altimètre pour m’éjecter à une altitude raisonnable …

 (1) Le bilan des dégâts subis s’est avéré par la suite monstrueux : aile droite arrachée, fuselage coupé en deux à l’avant du réacteur. Le cadre de la verrière ayant été retrouvé en place sur la cabine, mais sans le plexiglass, celui-ci a éclaté vraisemblablement sous le choc, ce qui a entraîné une décompression explosive. Heureusement, nos avions étaient munis d’une pressurisation dite « de combat » qui créait un différentiel de pression avec l’extérieur, entretenu constant en montée à partir d’une certaine altitude. Ce différentiel était calculé pour assurer au pilote un meilleur confort aux hautes altitudes, sans lui faire courir le risque de perdre connaissance en cas de perte de la verrière.

Le SR-71B et son curieux habitacle arrière ...
Le SR-71B et son curieux habitacle arrière …

La chute libre

Bill n’avait aucune idée de ce qui avait pu se passer. Il avait quitté son avion sans avoir commandé l’éjection. Le bruit du courant d’air et le claquement de sangles dans le vent lui indiquent bien qu’il chute. Mais il ne voit rien car sa visière est recouverte d’une couche de glace. Sa combinaison étant gonflée, il sait que la bouteille d’oxygène dans son kit de siège attaché au harnais du parachute fonctionne et lui fournit également l’oxygène de secours. Cette combinaison empêche son sang de bouillir et le protège des chocs et des fortes accélérations. Elle est tout simplement sa capsule de survie.
Sa préoccupation suivante est la stabilité de son corps en chute libre. N’ayant pas commandé l’éjection, il pouvait être privé de la séquence automatique qui comprend aussi l’ouverture d’un petit parachute de stabilisation en chute libre après l’éjection et la séparation d’avec le siège. Constatant qu’il tombe verticalement et sans à-coups, il sait que ce parachute est bien là et fait son travail.

Nouvelle préoccupation : le parachute principal doit également s’ouvrir automatiquement pour stopper la chute libre à 15.000 pieds. Va-t-il s’ouvrir comme prévu ?
Ne pouvant voir le sol à cause du givre sur sa visière et incapable d’estimer sa perte d’altitude, il cherche à tâtons la commande manuelle d’ouverture (le D-ring) sur son harnais de poitrine. Mais le gonflement de sa combinaison et ses mains engourdies l’empêchent d’y parvenir. Il décide alors d’ouvrir sa visière, tente d’estimer sa hauteur au-dessus du sol ; au moment de se saisir du D-ring, il sent avec soulagement la décélération consécutive au déploiement du parachute principal.

*

Ma vision toujours troublée et surtout les mouvements désordonnés de l’avion ne m’ont pas permis jusque là de déchiffrer mon altimètre, mais je m’estime encore trop haut pour sauter. Bouteille O2 de secours déclenchée, les mains sur les poignées de siège qui commandent le blocage des sangles, le départ de la verrière, et celui du siège, je suis prêt à tout déclencher.

F-84F armé d'une bombe de 500 livres, en 1960
F-84F armé d’une bombe de 500 livres, en 1960

Un événement nouveau va précipiter les choses : je sens une brûlure à la main gauche (j’ai omis de mettre les gants), de la fumée et des flammes apparaissent à la base du siège, qui peuvent venir du système de climatisation. Je ne demande pas mon reste et presse les manettes…
Curieusement la sortie du siège m’apparaît moins brutale que la séparation qui me donne l’impression d’un épouvantable arrachement. Et comme je me retrouve en chute libre, gravité zéro, avec une sensation d’allègement total, j’ai l’impression d’avoir tout perdu avec le siège.

L’angoisse est glaçante – plus encore que l’atmosphère que je ne sens même pas tant je suis crispé – jusqu’au moment où ayant réussi à passer la main dans le dos, je sens le parachute dorsal décollé et flottant, mais toujours là. Je suis maintenant en chute libre jusqu’à 14 500 pieds, altitude à laquelle une capsule anéroïde commandera, en principe automatiquement, l’ouverture du parachute. Mais comme j’ai le bonheur d’être encore lucide, je veux assurer le coup en cherchant à tâtons la commande manuelle d’ouverture accrochée sur le harnais du parachute à hauteur de poitrine.
Je ne sais si ces différents gestes y sont pour quelque chose, mais je suis engagé dans une rotation folle autour de l’axe vertical du corps qui rend difficile tout mouvement des bras et m’interdit de voir où est le sol. J’apprendrai ultérieurement que des essais effectués sur mannequin ont abouti à des vitesses de l’ordre de 400 tours/minute ! Le seul stabilisateur sur lequel je puis compter est le parachute lui-même et c’est ce qui se produit après environ 1,5 min de chute.
La rotation s’arrête instantanément sans effet visible sur les suspentes du parachute qui se déploie impeccablement. Destinées à des néophytes du saut, nos corolles font un confortable 80 m². Le temps est serein, la visibilité excellente, la vue imprenable. Je connais un début de descente euphorique. C’est pour moi un saut inaugural (qui restera toutefois le seul et unique !).

Sur SR-71, chaque vol était un défi
Sur SR-71, chaque vol était un défi

La descente en parachute

Bill constate que l’articulation de sa visière est cassée et pour y voir clair il doit la maintenir d’une main. Il voit alors qu’il descend dans un ciel d’hiver clair avec une visibilité illimitée. Il éprouve un grand soulagement quand il aperçoit le parachute de Jim à environ un quart de mile de sa position. Il était loin de penser qu’ils pouvaient avoir survécu tous les deux à l’explosion de l’avion… Le sol en dessous était un haut plateau désolé, sporadiquement enneigé et inhabité. Il cherche à se repérer et pour ce faire, tente de faire pivoter son parachute pour pouvoir regarder dans les autres directions, mais la nécessité de tenir sa visière et ses mains gelées l’empêchent de réussir la manœuvre. Il essaie alors de revoir mentalement la trajectoire de l’avion avant la rupture, mais, compte-tenu des hautes performances du SR-71, il ne parvient pas à déterminer dans quel Etat exactement il va échouer. Il y en a quatre possibles ! Et à 3h00 PM, il craint d’avoir à passer la nuit là, dans un froid glacial, avant d’être récupéré.

A 300 pieds au-dessus du sol, il largue son kit de survie tout en s’assurant qu’il lui reste attaché par une longue sangle. Cela lui évitera les blessures que ce kit pesant aurait pu lui causer au contact du sol. Il essaie de se rappeler son contenu et les techniques de survie qui lui ont été exposées. Regardant vers le bas, il aperçoit avec effroi, un animal assez volumineux – quelque chose comme une antilope – juste sous lui, mais la bête s’enfuit à temps dans un nuage de poussière. Ce tout premier posé pour lui, s’effectue en douceur sur un sol assez meuble en évitant rochers, cactus et antilopes. Son parachute flottant encore dans le vent, il tente de le rabattre au sol d’une main, tandis que de l’autre, il tient encore sa visière gelée.

*

L’euphorie est de courte durée : je m’inquiète de ne pas voir mon équipier me tourner autour pour assister à l’atterrissage et indiquer le point de chute au contrôleur radar. Je souffre d’inconfort : je voudrais m’asseoir les fesses bien calées, comme sur une balançoire, alors que je suis en équilibre précaire avec la sensation de glisser vers le bas. Instinctivement j’essaie de me remonter sur les sangles inférieures sans jamais y parvenir et pour cause : n’ayant pas d’appui sous les pieds, lorsque je tire sur les suspentes pour tenter de me hisser d’un cran, c’est évidemment la coupole qui descend. Situation ubuesque qui persistera jusqu’à l’arrivée au sol, c’est-à-dire durant 20 bonnes minutes, avec une fatigue allant croissant…

Mécaniciens se reposant auprès d'un F du 1/4
Mécaniciens se reposant auprès d’un F du 1/4, en 1960

Autre phénomène plus préoccupant : le pendule. L’amplitude des balancements varie constamment d’un minimum à un maximum proche de l’horizontale, et inversement. Je crains le pire pour l’atterrissage. En me rapprochant du sol, je commence à apercevoir les obstacles dangereux : cours d’eau – dont la Moselle -, clochers, arbres, lignes téléphoniques et électriques… et je prends conscience de la nécessité de savoir me diriger dans une direction déterminée, au moins pour éviter l’obstacle fatal. Je n’ai que quelques minutes pour apprendre… Mais après plusieurs essais, je ne trouve pas la technique qu’utilisent les chuteurs avec tant de brio et je finis par m’en remettre à la seule chance.
Je vois maintenant à peu près l’endroit où je vais m’échouer : un champ bordé par une route flanquée de son habituelle ligne – téléphonique ou électrique ? Et comme je le craignais, les balancements arrivent à leur maximum. Par chance, je passe en dessous et fais un plat ventre sans grâce et plutôt brutal dans le petit champ qui m’était dévolu. La coupole s’affale au sol sans me poser plus de problème. Je reste prostré de longues minutes en attendant que toute la tension accumulée s’évacue.

Après le poser

« Can I help you ? » dit une voix. Est-ce une hallucination se dit Bill. Il tourne la tête et voit venir à lui, un type surmonté d’un chapeau de cow-boy. Un hélicoptère posé au sol à courte distance, tourne au ralenti … « Si à Edward , avant de décoller, j’avais prévenu le Search and Rescue que j’allais me parachuter sur Rogers Dry Lake à cette heure précise, l’équipage n’aurait pas pu arriver aussi rapidement que ce cowboy-pilote », se dit Bill. Ce gentleman s’appelait Mitchell, il était propriétaire d’un immense ranch dans le nord-est du Nouveau-Mexique . Ce ranch était à 1,5 mile de là et il disposait de cet hélicoptère Hugues biplace pour ses déplacements.
Tout en l’aidant à fixer son parachute au sol, il lui explique qu’il les a vus, Jim et lui descendant et avait prévenu la New-Mexico Highway patrol, l’Air-Force et l’hôpital le plus proche. En s’extrayant de son harnais de parachute, Bill découvre qu’il a encore autour du corps sa ceinture de siège et ses harnais d’épaule lesquels ont été sectionnés au niveau des attaches au siège. Il en déduit que son siège n’a jamais quitté l’avion et qu’il a bel et bien été extrait de son cockpit par d’« extrêmes forces ».

Le SR-71 demeure l'exemple des incroyables prouesses techniques de l'industrie US
Le SR-71 demeure l’exemple des prouesses techniques de l’industrie aéronautique US

Autre constatation qui lui fait froid dans le dos : des deux canalisations d’oxygène destinées à sa propre respiration et à maintenir sa combinaison en pression, une seule avait résisté par miracle ! Il savait l’alimentation en oxygène vitale pour lui-même et pour sa combinaison mais découvrait à quel point sa combinaison pressurisée l’avait protégé physiquement dans la catastrophe. Ayant terminé de sécuriser le parachute, Mitchell retourne à son hélicoptère pour s’enquérir de Jim. Il revient avec une nouvelle dévastatrice : Jim est mort. Apparemment, le cou brisé dans la désintégration de l’appareil.

Mitchell assure Bill que le corps de Jim restera sous la garde de son contremaître jusqu’à l’arrivée des autorités. Toutefois, Bill tient à voir Jim et après avoir vérifié qu’il n’y avait plus rien à faire, laisse Mitchell l’emmener dans son hélicoptère vers le Tucumcary Hospital à 60 miles plus au sud. Arrivé là, il peut contacter Edwards, et annoncer à l’équipe de test qu’il a survécu au crash, alors qu’il pensaient, après avoir étés informés des difficultés du vol, de la perte de tout contact et finalement de la perte de l’appareil, que personne ne pouvait avoir survécu. Bill leur fait alors un rapport détaillé des conditions de vol rencontrées avant l’éclatement de l’avion. Dès le lendemain le profil de ce vol pouvait être reproduit sur le simulateur de vol du SR-71 à Beale AFB California. Les mesures pour prévenir le retour de tels phénomènes étaient aussitôt mises en chantier.

L’enquête révéla que la rupture du fuselage s’était produite derrière le cockpit arrière. Le nez fut retrouvé à 10 miles du corps de l’appareil dont les débris étaient éparpillés sur une aire de 15 x 10 miles.
Deux semaines après le crash, Bill était de nouveau aux commandes d’un SR-71 neuf, pour sa première sortie. Le nouveau testeur à l’arrière devait avoir quelque appréhension, car au moment de la rotation, Bill entendit une voix anxieuse à l’interphone l’appeler : « Bill ! Bill ! are you there ? ». Au poste arrière, une grosse lampe rouge s’était allumée à cause d’un faux contact. Elle donnait l’indication : « Pilot ejected » !

*

Ayant replié mon parachute tant bien que mal, je fais mon bilan de santé : des brûlures sur la face antérieure des doigts de la main gauche, l’épaule droite douloureuse et l’impression générale d’avoir été passé à tabac. Reste la colonne vertébrale : les conditions de l’éjection n’ayant pas été réglementaires, c’est-à-dire bien calé sur le siège, dos plaqué contre le dossier, la tête relevée et bien dans l’axe du corps, on peut craindre des lésions aux vertèbres. La radiographie sera en la matière le juge de paix.

Sur le F-84F, on utilisait régulièrement un pack de JATO pour les config lourdes !
Sur le F-84F, on utilisait régulièrement un pack de JATO pour les config lourdes !

Je suis dans un lieu bien campagnard, loin semble-t-il de lieux habités. Je ne peux abandonner là mon parachute et décide d’attendre que quelqu’un se manifeste. Un jeune garçon d’une quinzaine d’années s’approche à vélo sur le chemin … Il me dit avoir vu mon parachute et vient aux nouvelles. Son village – La Neuveville-au-Pont – est à quelques kilomètres et la gendarmerie la plus proche est dans un autre village. Je lui demande de s’y rendre pour donner l’alerte.

Assez rapidement, arrive la 2 CV fourgonnette des gendarmes qui récupère mon parachute et me conduit dans la première ferme trouvée sur le chemin vers La Neuveville où l’on mande un médecin pour m’ausculter. Le fermier voyant ma mine défaite, me propose un remontant que je me garde bien d’accepter pour ne pas effrayer ceux qui me soumettront à la question, à commencer par les gendarmes qui parlent de ma future déposition. Une dame âgée qui doit être l’aïeule de la famille m’interpelle du fond de la pièce : « Ainsi vous êtes de ces aviateurs qui effraient nos bêtes et empêchent nos poules de pondre ! ». Je courbe la tête comme l’enfant surpris à verser de l’encre dans le bénitier, et suis prêt à toutes les amendes honorables, trop heureux d’être encore en mesure de les faire…

Le médecin arrive, m’ausculte et me panse les brûlures de la main gauche. Après quoi, quelque peu désorienté, je m’en remets entièrement aux gendarmes pour la suite des opérations. On m’emmène d’abord à Gripport sur les lieux de l’accident où l’on a trouvé l’épave la plus importante et le corps d’un pilote, à côté des débris, hors de l’appareil et portant encore son parachute non ouvert. Je reconnais un F-84F de chez nous, informe mais à première vue complet. Je dois accepter l’évidence : il s’agit de l’avion de mon équipier.
La suite est cauchemardesque. On me demande instamment d’aller à la gendarmerie, reconnaître le corps, de faire et signer ma déposition. Je dois ensuite faire face à des journalistes auxquels j’oppose obstinément le devoir de réserve du militaire. La radio locale, présente également, insiste lourdement pour m’interviewer … Certains journalistes vicieux ne s’identifient pas tout de suite et essaient de se faire passer pour des badauds. Echapper à toutes ces sollicitations ou en dire le minimum, est un art qui ne s’improvise guère, surtout lorsqu’on est loin d’être en situation…

Les gendarmes m’apprennent que mon avion s’est fragmenté et éparpillé sur plusieurs kilomètres entre Gripport et Bayon et que mon siège est tombé sur une route juste devant une voiture dont le conducteur eut la frayeur de sa vie en voyant cet objet insolite percuter le sol devant son capot…
Une voiture militaire de la base de Luxeuil arrive enfin pour me délivrer. S’y trouvent mes commandants d’escadron et d’escadrille qui viennent me récupérer et où je trouve enfin refuge. Je goûte pleinement le voyage retour et le plaisir de me livrer enfin en confiance.
De retour à l’escadron, l’accueil est empreint de réserve et de discrétion comme toujours lorsque qu’on perd un camarade. On me restitue mes affaires que l’on avait rassemblées et mises de côté. La nouvelle de l’accident était arrivée à l’escadron avec la mention : pas de survivants, leader éjecté mais retrouvé mort au sol. Confusion probable entre Euzenot, trouvé mort en effet hors de son avion, et moi-même.
Dès le lendemain, je suis acheminé à l’hôpital de Nancy où je suis gardé pour quelques jours en observation : radio de la colonne vertébrale, recherche de tassements de vertèbres, examen des poumons et recherche de lésions éventuelles dues à la décompression explosive, soins des brûlures … et je suis rendu à la base de Luxeuil, apparemment sans dommage rédhibitoire, ce qui me permet d’être présent dans la délégation envoyée à Stains en région parisienne, aux obsèques du sergent Euzenot .

Comme c’est la règle, une commission d’enquête est nommée, qui se charge de passer au peigne fin les circonstances du crash et de statuer sur les causes et les responsabilités éventuellement encourues par le personnel. L’affaire est simple et reçoit habituellement le qualificatif « cas d’espèce » dans le bulletin de sécurité des vols. On ne retient contre moi aucune responsabilité et, pour ce qui me concerne directement, on me reconnaît « la bonne connaissance et le respect des procédures ».
Mais je ne reprendrai les vols qu’au mois de septembre suivant, après un mois de permission. Lors des premiers vols, je dois vaincre une certaine phobie que l’on pourrait qualifier « du point noir » . La moindre impureté sur la verrière dans le secteur arrière du champ visuel, là où on sent les choses plus qu’on ne les voit vraiment, est immédiatement prise pour un avion en rapprochement. L’illusion est subite, éphémère, mais traumatique. Puis tout rentre dans l’ordre après quelques vols…

Epilogue et réflexions

Le SR-71 mena sa mise au point jusqu’au bout, fut mis en service en 1968 et eut la carrière que l’on sait. Il fut le pont entre les U-2 et les satellites d’observation. Les soviétiques tirèrent contre lui plus de 2.500 missiles pendant ses 30 années de service, sans jamais l’atteindre… On a probablement atteint avec lui, les limites extrêmes du vol piloté classique dans l’atmosphère et la partie basse de la stratosphère, jusqu’à 25 000 mètres. Au-delà, seules les lois de l’attraction universelles sont capables de maintenir un objet en suspension dans l’espace, en faisant appel pour ce faire à d’autres techniques d’une autre complexité…

*

Le F-84F fut retiré du service en France en 1966. Il a laissé la place à Luxeuil à la famille des avions Dassault, Mirage IIIE et Mirage 2000N, puis 2000-5. Les progrès technologiques réalisés sur cette famille d’appareils nous ont hissés à un niveau comparable à celui des concurrents américains, sans parvenir toutefois aux performances du SR-71 qui doivent être considérées dans une certaine mesure comme un aboutissement.

F-84F 1966 4-SH
F-84F 4-SH en 1966 à Luxeuil

Quand on connaît l’accident aérien grave (comme dans les deux épopées racontées ci-dessus), notamment dans les phases du vol extrêmes, la question qui se pose est simple : comment revenir sain et si possible sauf sur le plancher des vaches. Le clash initial enclenche une succession rapide d’événements dangereux et de problèmes qui exigent des réactions plus automatiques que réfléchies et surtout un instinct de conservation quasi animal qui nous empêche d’abandonner le combat trop rapidement. En pareil cas, il est évident que l’état et la force physiques sont des atouts essentiels, mais il y a aussi ce phénomène de décuplement des capacités souvent observé dans les situations désespérées.

Il y a enfin et surtout cette chance dont on dit qu’elle est insolente, peut-être parce que c’est elle qui tranche en définitive, et de façon toujours aléatoire donc injuste !!

Demain, les drones nous exonéreront-ils définitivement de tous les dangers ? Pas si sûr …

Jean Merlet

Le rapport de Bill Weaver a été publié sur internet sous le titre : Mach 3.18 in-flight breakup of a SR-71 Blackbird : http://www.roadrunnersinternationale.com/roadrunner_blog

Né en 1931, Jean Merlet entre à l’Ecole de l’Air en 1952, puis bénéficie d’une formation de pilote de chasse au Canada en 1954-55.
Pilote de monoplace de combat. Brevet de pilote N°36615 du 31 aout 1955.

Jean Merlet fut aussi commandant d'escadrille au 1/20, sur Skyraider
Jean Merlet, alors commandant d’escadrille au 2/20, sur Skyraider

En activité de septembre 1952 à mars 1979, 3700 heures de vol dont 850 sur F-84E, F-84F et SMB2 et 1325 en opérations (Algérie).
Pilote sur F-84F Thunderstreak en 1957 au 1/11 Roussillon et de janvier 1959 à décembre 1961 au 1/4 Dauphiné.
Ingénieur informaticien chez AMD-BA à l’après-vente militaire de 1981 à 1992.

Copyright : Jean Merlet et escadrilles.org. Ce récit est également déposé aux côtés des archives de l’escadron de chasse 1/4 Dauphiné.